LE MAUVAIS ROLE (4)

CHAPITRE 4

QUESTION : Vous êtes bien Monsieur André Drex, né le 15 mars 1921 à Compiègne, retraité ?

André DREX : Oui, monsieur.

Q : Et vous, madame, êtes-vous Madame Henriette Drex, née le 3 août 1925, à Chantilly, retraitée ?

Henriette DREX : Euh… Oui, monsieur.

Q : Avez-vous vous formellement reconnu le corps qui vous a été montré comme étant celui de Gilles Drex, votre fils ?

( Pleurs de Mme. Drex)

A.D. : Oui.

Q : Madame. Monsieur… Votre fils a été assassiné.

H.D. : Oh ! Mon Dieu.

Q : Je vous présente toutes mes condoléances. Nous devons mener une enquête pour établir les circonstances exactes de sa mort et identifier le ou les assassins. Vous comprenez ?

A.D. : Oui. Mais comment a-t-il été tué ?

Q : Par balles, dans son appartement. Nous n’avons pas encore déterminé avec précision l’arme du crime.

A.D. : Ah !

H.D. : Mon pauvre Gilles.

Q : Dans ce genre d’enquête, comme nous ignorons qui est l’assassin, nous devons cerner la personnalité de la victime pour comprendre qui pouvait lui en vouloir au point de le tuer. C’est pour cela que je voudrais vous poser quelques questions… si vous êtes d’accord. Mais si vous le voulez, nous pouvons reporter cela à un autre jour.

A.D. : Non. Faisons ça maintenant. Après, nous devrons rentrer chez nous. Il y a quatre-vingt kilomètres de route.

Q : Bon. Dites-moi, madame, monsieur Drex, vous voyiez souvent votre fils ?

A.D. : Euh… Vous savez qu’il a fait de la prison ?

H.D. : Tout ça, c’était la faute de sa femme.

A.D. : Laisse, Henriette. Ils doivent avoir tout ça dans leur dossier.

H.D. : Oui. Mais il faut le dire. S’il était cassé, c’est à cause d’elle.

A.D. : Enfin… Pour vous dire, monsieur, Gilles n’était pas très causant, plutôt renfermé, comme on dit. Il était déjà comme ça avant toute cette histoire. Alors, après ça, après sa sortie de prison, il était encore moins bavard, encore plus solitaire.

Q. : Mais vous l’avez vu après sa sortie de prison ?

H.D. : Ah ! Mais oui. C’est quand même notre fils. Nous l’aimions beaucoup.

A.D. : Au début, il venait nous voir souvent, chaque semaine ou presque, les week-ends parce qu’il avait un travail. C’était comme ça qu’il a pu avoir une liberté conditionnelle.

H.D. : Il a toujours été travailleur. Ça, il n’a jamais ménagé sa peine.

A.D. : Mais, au bout de quelques mois, il est venu moins souvent.

Q. : Vous savez pourquoi ?

A.D. : Non. Je crois que ça s’est fait comme ça. Il ne disait pas grand-chose. C’est surtout Henriette qui parlait.

H.D. : Oui. On lui disait ce qui se passait dans la famille, dans Augerez. On essayait de l’intéresser à autre chose, de lui changer les idées.

Q. : Il avait des amis, à Paris ou ailleurs ?

A.D. : Non. En fait, je n’en sais rien. Il ne nous en a rien dit en tout cas.

H.D. : Non. Il était très seul.

Q. : Il vous parlait de son travail ?

A.D. : Non. Pas vraiment.

H.D. : Il disait que ça allait.

Q. : Il était donc marié. Qu’est devenue sa femme ?

H.D. : Tout est arrivé à cause d’elle. C’est elle la responsable de tous les malheurs de Gilles.

A.D. : Elle est morte d’un cancer, il y a trois ans.

H.D. : On n’avait plus de contacts avec elle, après tout ce qui s’était passé.

Q. : Nous aurons peut-être à en reparler. Ils ont eu des enfants ensemble ?

A.D. : Oui. Une fille. Vanessa.

Q. : Quel âge a-t-elle ?

H.D. : Euh… Elle doit avoir vingt-cinq ans.

Q. : Il la voyait souvent ?

A.D.-H.D. : …

Q. : Il lui est arrivé quelque chose ?

H.D. : C’est que, voyez-vous, on n’a pas de nouvelles d’elle… Après toute cette affaire, elle est restée avec sa mère. Alors, forcément, comme on ne voulait plus lui parler, on n’a plus vu Vanessa non plus.

Q. : Et votre fils ne l’a pas revue ?

H.D. : Euh… Non. Cela le rendait très malheureux. Il voulait la revoir. Mais il ne l’a pas retrouvée.

Q. : Comment ? Vous n’avez même pas son adresse ?

A.D. : Non. Quand sa mère est morte, elle est partie. On ne sait pas où.

Q. : Et votre fils n’a pas essayé de la retrouver ?

H.D. : Si. Bien sûr. C’était même son idée fixe. Il en faisait une obsession. Il voulait absolument la voir, lui parler, lui expliquer.

A.D. : Mais il n’y est pas arrivé.

Q. : Quand avez-vous vu votre fils pour la dernière fois ?

A.D. : Ça fait bien plusieurs semaines.

H.D. : Vers le mois de juin.

La promenade qu’il effectue chaque matin est pour Charlie un moment privilégié de leur complicité. Il inspecte chaque mètre carré d’un trajet qu’il connaît par cœur. Darius peut émerger tranquillement de la torpeur de la nuit et mettre en marche progressivement le diesel de ses cinquante-huit ans et de sa constitution massive. La halte dans le bistrot pour lire l’Equipe et absorber avec lenteur un café et un croissant pendant que Charlie lape sans modération de l’eau dans un bol réservé à son usage personnel constitue une étape incontournable de cette mise en mouvement.

La suite et la fin de la promenade lui ont confirmé la désertification du quartier qui atteindra son point d’orgue lorsque le patron du café fermera son établissement pour congé annuel en fin de mois. Darius songe déjà à un itinéraire de remplacement dont il a jusqu’à présent différé l’expérimentation.

Il n’a ni envie ni raison de partir en vacances. Qui dit vacances dit compagnie, famille ou couple à tout le moins. Sinon, on passe pour une bête curieuse. Tarif majoré pour une personne seule à l’hôtel. Réticence dans les restaurants bondés dans les zones touristiques. Visiter seul des endroits inconnus sans pouvoir partager ses impressions, ses émotions est réducteur. De plus, Charlie n’est pas le bienvenu partout. Bien sûr, il pourrait rendre visite à sa mère qui le dorloterait, l’assommerait de conseils divers, dénigrerait sa vie de solitaire, l’encouragerait à resserrer les liens avec sa famille émigrée au Québec puis l’emmènerait bêcher dans son potager. Charlie en apprécierait les parfums. Lui aurait rapidement la nostalgie de l’oxyde de carbone parisien.

Ses enfants, surtout sa fille Barbara, l’invitent régulièrement à leur rendre visite. L’idée continue à germer dans son esprit. Ils lui manquent. Il a envie de voir comment ils vivent. Ils ne se sont vus que trois, quatre fois en dix ans. A chaque fois, ce sont ses enfants qui ont traversé l’Atlantique. Il n’est pas encore parvenu à faire le chemin en sens inverse. Il temporise, diffère, appréhende de revoir Roselyne, la mère de ses enfants.

Après tout, c’est elle qui l’a quitté. Alors, se revoir ? Ils s’appellent de temps en temps. Elle a refait sa vie et gère avec passion un restaurant. A chaque conversation, il guette le moindre signe d’affection, de regret du temps jadis dans ses mots, ses intonations. Il se fait sans doute des idées. La rencontrer dans Montréal, dans son nouveau monde à elle briserait ses illusions. Il n’est pas prêt, n’a pas envie de se trouver confronté à cette réalité.

Rentré à la maison, il ouvre la fenêtre, allume une cigarette, décrète qu’il est trop tôt pour boire une bière, se couche sur le lit, reprend la lecture du journal, vérifie l’heure d’arrivée de l’étape du jour du Tour de France. Toute la course est diffusée en direct. Pourquoi pas ? Même si l’issue ne fait plus aucun doute, il peut y avoir une belle partie de manivelles. Aucun bruit ne lui provient de l’étage inférieur. Même Yvon s’adapte au rythme estival.

La sonnerie du téléphone lui vrille les oreilles. Charlie relève la tête, interloqué. Darius réagit lentement, décroche le téléphone de son socle, répond.

  • Ici le commissaire Jean-Louis Kwang, monsieur Wilk. Vous ne me connaissez sans doute pas. Mais moi, j’ai beaucoup entendu parler de vous.

Il est trop modeste. Sa réputation est remontée jusqu’à Darius.

  • Quai des Orfèvres. J’enquête sur le meurtre de Gilles Drex. Ce nom vous dit quelque chose ?

Brouillard.

  • Non.

  • Pourtant, lui semblait vous connaître.

Opaque.

  • Vraiment ? Ça ne me dit rien.

  • On a trouvé des notes chez lui. On dirait qu’il vous a suivi pendant quelques jours.

A couper au couteau.

  • J’aimerais vous voir, vous montrer ces documents.

Il ne perçoit aucune méfiance, aucun soupçon dans sa voix. Au contraire, elle lui paraît ferme, directe, sans sous-entendu.

  • Vous pouvez m’en dire plus sur cet homme ? Comment s’appelle-t-il déjà ?

  • Drex. Gilles Drex.

Il épèle le nom. Darius s’assied devant son secrétaire, cherche, trouve un bic et un morceau de papier.

  • On l’a trouvé chez lui, dimanche. Assassiné par balles. Un meurtre sans doute possible. Selon les légistes, la mort remonte à une dizaine de jours. Cela ressemble à un règlement de comptes.

Il extrait le paquet de cigarettes puis le briquet de sa poche.

  • C’était un type du milieu ?

  • Apparemment non. Mais il a fait de la prison pour meurtre. Il a tué l’amant de sa femme.

Toujours d’une seule main, il porte une cigarette à ses lèvres, l’allume au moyen du briquet. Il se rapproche de la fenêtre.

  • Rien d’autre dans son casier ?

  • Non. Une vie tranquille. Mais on ne fait pas que de bonnes rencontres en prison. Ceci dit, l’enquête ne fait que commencer.

  • Ça ne me dit vraiment rien du tout. Si je passe chez vous demain, ça vous va ?

  • Oui. Très bien.

Il regarde par la fenêtre. Aucun signe de vie dans l’impasse.

  • Dix, non, onze heures ?

  • Parfait.

Il raccroche, s’assied sur le rebord de la fenêtre et fume.

Darius et Charlie se promènent jusqu’à l’appartement du boulevard de l’Egypte, s’installent qui sur un tapis, qui dans un fauteuil et regardent l’étape du Tour de France sur le bel écran en buvant l’un de l’eau, l’autre une Mutzig blonde, luxembourgeoise rafraîchissante. Bien qu’aucun usage, ni aucune logique ne le conduise à une telle conclusion, Darius pense que le périmètre d’action que Jimmy Cherizo s’était attribué restera sûr et à l’abri de tout cambriolage pendant quelques semaines. Aucun monte-en-l’air ne sévira dans le coin, par superstition ou méfiance. On respecte le territoire des autres, même s’il peut y avoir des tordus qui se disent qu’au contraire la police surveillera moins le quartier. Il peut espacer ses passages dans cet appartement.

L’appel du commissaire Kwang le ronge. Sa mémoire tourne à vide. Il a beau la sonder en tous sens : le nom de Drex, Gilles Drex ne lui dit rien. Il s’est répété des dizaines de fois ce nom sans qu’aucune étincelle ne jaillisse. Il est persuadé qu’il n’en trouvera aucune trace dans ses dossiers. Pourquoi l’homme l’a-t-il suivi ? Que lui, Darius, ne l’ait pas débusqué n’a rien d’étonnant. Il n’avait aucune raison d’être sur ses gardes. De toute sa carrière de policier, il n’a jamais fait l’objet de filature, à sa connaissance. Les truands ne s’intéressent que très rarement à la personnalité des policiers qui les traquent. Ils considèrent ceux-ci comme des éléments parmi d’autres d’une institution avec laquelle ils veulent avoir aussi peu de rapports que possible. Que certains enquêteurs acquièrent une réputation particulière au fil du temps n’y change pas grand-chose. Beaucoup réagissent comme Jimmy Cherizo. Ils prennent toutes les précautions imaginables pour ne pas se faire pincer. Mais s’ils se font coincer, ils admettent leur défaite et n’en veulent pas aux policiers. D’autres sont évidemment plus coriaces, résistent même par la violence aux tentatives d’arrestation, nient tous les crimes et délits qui leur sont reprochés, injurient, menacent les policiers mais ne mettent jamais à exécution leurs promesses de vengeance, par respect de règles du jeu qui ne sont écrites nulle part et auxquelles tout le monde se conforme malgré tout. Darius ne se souvient pas d’avoir jamais été menacé par quelque client que ce soit.

Lui-même n’a jamais été un flic agressif. Il faisait plutôt dans le genre têtu, méthodique, qui s’acharne sur le moindre détail, le moindre début d’indice jusqu’à agacer ses collègues. La manière forte n’a jamais été son style, malgré son physique imposant. Il n’a jamais cru à cette façon de faire, l’a laissée à d’autres, plus efficaces que lui dans ce domaine.

Il ne trouve aucune explication à la filature menée par Drex. Il a hâte d’en discuter avec Kwang.

Pendant que Darius tourne en rond dans son appartement, Charlie, peu concerné, s’est couché sur le côté, pattes étendues, et respire profondément, paisiblement. Son compagnon téléphone à Julie. En vain. Il n’a pas compris sa réaction hostile dans la voiture après leur passage dans l’appartement de Bruno Pinio. La jeune femme québécoise était spirituelle, sympathique, sans façons. Julie a sorti des griffes d’antipathie, d’aversion qui ne lui ressemblent pas. Si encore ils étaient amants, qu’elle soit jalouse… Mais, depuis qu’ils se connaissent, il lui a connu plusieurs aventures sentimentales qui n’ont pas perturbé leur amitié. Après tout, peut-être ferait-il mieux de gommer purement et simplement un avatar sans lendemain. Compliqué tout ça.

Inutilement. Il laissera couler.

En début de soirée, il appelle Barbara à Montréal.

  • Allo ! Papa. Comment vas-tu ?

  • Bien. Et toi ? Je ne te réveille pas ?

Elle travaille comme chauffeur de taxi à Montréal. Les voitures sont sa passion. Elle s’est inscrite à un cours de pilotage. Darius aimerait lui voir des passe-temps plus féminins. Son côté macho traditionaliste. Elle ignore toutes ses remarques à ce sujet. Il n’insiste pas. Il a mauvaise conscience, convaincu qu’il ne s’est pas assez occupé de ses enfants, qu’il n’a pas été présent aux bons moments, aux moments importants, absorbé par son métier. Roselyne a souvent assumé seule, tout en travaillant, elle aussi. A leur départ au Québec, ce sentiment de culpabilité a dominé celui de la révolte face à l’éloignement imposé par leur mère. Il reste prudent, soucieux d’éviter les paroles, les attitudes intempestives qui creuseraient encore plus le fossé qui les sépare. Leurs conversations prennent trop souvent un tour formel, insipide qu’il regrette sans le dire. Barbara est toujours joviale, enjouée, comme si cette distance n’existait pas.

  • Et les criminels à Paris ? Ils sont toujours là ou partis en vacances ?

Il lui raconte l’histoire de Jimmy Cherizo puis le peu qu’il sait de ce Gilles Drex. Elle réagit brusquement, sur le qui-vive. Son inquiétude est perceptible, même à distance.

  • Tu ne crois pas que des truands ont mis un contrat sur toi ?

  • Non. Ça n’existe qu’au cinéma. N’oublie pas que je suis en retraite.

  • Il y a des gens rancuniers.

Il ne l’a convaincue qu’à moitié. Il change de sujet, lui parle de la traductrice qu’ils ont rencontrée avec Julie.

  • Réjane Desnards, ça ne te dit rien ?

Elle rit.

  • Non. Tu sais, papa, Montréal est une grande ville. Et ta copine, Julie, ça va ?

  • Oui, oui.

  • Tu n’es toujours pas tombé en amour avec elle ?

  • Non. Nous sommes amis et nous en restons là.

  • Oui, oui.

Elle ne peut pas comprendre sa relation avec Julie qu’elle n’a jamais rencontrée.

Lui-même n’est pas mieux loti. Il ne sait pas grand-chose de la vie sentimentale de sa fille. Elle ne lui en parle jamais. Il aimerait qu’elle le fasse.